La charte des pays libérés et la Pologne

27/2/1945

 

La « Déclaration de l'Europe libérée »  n'est pas un des éléments les moins importants dans le long communiqué de la Conférence de Yalta. La libération d'un peuple soulève, à chaque fois, deux sortes de problèmes. En premier lieu, un problème de politique intérieure. Ces peuples ont vécu, ou plutôt subsisté, sous la botte nazie. Le premier soin des Allemands fut toujours de confier le pouvoir à des éléments qui leur fussent favorables. Ils ont fait plus. Ce n'est pas seulement le Gouvernement central de chacun de ces pays qu'ils ont prétendu s'obtenir, mais toutes les autorités régionales, municipales ou corporatives.

La libération entraîne forcément la chute de ces autorités usurpatrices instituées par les Allemands ou leurs séides. Mais alors, on risque de tomber dans le chaos. Du Gouvernement à la commune, plus rien n'est administré. Il s'agit donc, à la libération, de mettre en premier lieu en place de nouvelles autorités. Mais ces autorités, quelle seront-elles ?

Les pays occupés en effet, ont tous effectué leur résistance et leur libération sous le signe d'un certain bicéphalisme. D'une part, des éléments politiques émigrés ont constitué des Comités ou des Gouvernements à l'étranger. Ces Comités ou Gouvernements prétendent, à la libération, prendre la direction des affaires. Mais ils se heurtent aux autorités que, sur place, la Résistance s'est donnée et qui, elles aussi, veulent garder le pouvoir.

Ce problème de politique intérieure est, dans presque tous les cas, compliqué par un problème de politique étrangère. La tentation est forte pour les Grandes Puissances d'essayer, à l'occasion de ces dissensions, d'asseoir leur influence. D'une manière habituelle, les Gouvernements émigrés, résistants d'une époque où la Russie faisait encore bon ménage avec l'Allemagne, seront un moyen d'influence anglo-saxonne. Par contre, les comités locaux, composés plus tardivement d'éléments à prépondérance populaire où les communistes jouent un rôle plus ou moins important, pourront favoriser la politique du Kremlin.

De la sorte, il y a dans toute libération d'un pays des facteurs de guerre civile et de dissension internationale. Nous l'avons bien vu avec la Belgique, la Grèce, la Pologne et la Yougoslavie, et si, en France, nous n'avons pas connu ces difficultés, nous le devons essentiellement à la sagesse politique du général de Gaulle, sagesse politique qui – quoique s'efforcent d'insinuer certains – ne s'exerce pas seulement dans le domaine de la diplomatie.

Or, et c'est un point important de la conférence de Yalta, les Alliés viennent de dégager une ligne de conduite pour l'établissement d'autorités gouvernementales dans les pays libérés. Cette ligne de conduite s'inspire du précédent français. Notons-en le point essentiel : « Constituer des autorités gouvernementales provisoires largement représentatives de tous les éléments démocratiques des pays libérés et qui s'engageront à établir dès que possible, par de libres élections, des Gouvernements qui seront l'expression de la volonté des peuples ».

ce principe a trouvé immédiatement son application dans le règlement des affaires de Pologne et de Yougoslavie. En Pologne, la situation pouvant se résumer ainsi : 

Deux Gouvernements étaient en présence ; le Gouvernement de Londres et le Comité de Lublin. Le Gouvernement régulier de Londres était issu des règles constitutionnelles, mais ses maladresses politiques réitérées avaient indigné la Russie au point de le lui rendre intolérable. Or, il est évident qu'il ne peut y avoir de place, à l'heure actuelle,  en Pologne, pour un Gouvernement qui n'offrirait pas à la Russie un minimum de garanties. Le Gouvernement de Londres, que préside M. Arciszewski, a commis en particulier l'erreur de se refuser de discuter avec l'URSS une frontière correspondant à ce qu'avait été en 1920 le projet de lord Curzon. La ligne Curzon suit approximativement un tracé parallèle à la rivière Bug dans la partie où celle-ci coule du sud au nord : et, au sud de la Bug, de cinquante kilomètres environ plus à l'ouest, de façon à laisser la région de Lwow à l'Ukraine. Ceci représente pour la Pologne une perte d'un territoire d'environ 300 kilomètres sur 125. Mais la majeure partie de la population de cette région n'est pas Polonaise, et les polonais n'ont pas toujours été très tendres vis-à-vis d'elle. Cette population, remarquons-le en passant, n'est pas vraiment ukrainienne non plus. Elle est peuplée en effet de catholiques uniates de rite slave, et on sait qu'en Europe orientale les religions ont tendance à distinguer les nationalités. Quoi qu'il en soit, il n'était pas possible à la Pologne de refuser à la Russie victorieuse un accroissement qui, sans doute, déplaçait la frontière bien loin de la frontière historique de 1772, laquelle correspondait à peu près avec le cours du Dniepr, mais qui non plus ne l'amputait pas de territoires essentiellement polonais. En outre, en échange de cette cession, d'importantes compensations, au détriment de l'Allemagne, étaient offertes à la Pologne.

Le second Gouvernement, le Comité de Lublin, issu de la résistance locale et de l'émigration polonaise à Moscou, avait la confiance de la Russie, mais la proportion trop forte de communistes en son sein permettait de dire qu'il n'était pas entièrement représentatif de la population polonaise où les communistes n'ont jamais été qu'une faible minorité. Les Alliés ont tranché ce dilemme en élargissant le Comité de Lublin de façon à y faire entrer des éléments démocratiques émigrés qui le rendent vraiment représentatif du peuple polonais.

Sur cette proposition des Alliés, acceptée chaleureusement par le Comité de Lublin, les Polonais émigrés se sont divisés. Leur aile gauche s'y est ralliée, et en particulier le parti paysan, tandis que M.  Arciszewski et son groupe manifestaient leur mauvaise humeur. Il y a là une grosse erreur de la part de celui-ci.  Son Gouvernement, en effet, ne peut plus prétendre représenter l'opinion polonaise. Il a peut-être encore pour lui la légitimité constitutionnelle, mais qu'est-ce que cela, quand cette légitimité va à l'encontre des vœux du pays ? La proposition des Alliés semble, en tout cas, de nature à maintenir la paix sociale en Pologne, et elle évite le grave danger qu'eût représenté la remise pure et simple de la Pologne entre les mains du Comité de Lublin.

Nous parlerons un prochain jour de la Yougoslavie. Nous avons voulu seulement illustrer par l'exemple de la Pologne le principe dégagé à Yalta pour le Gouvernement des peuples libérés. Il nous semble de nature à satisfaire ceux-ci, tout en évitant qu'ils ne deviennent des champ-clos pour les rivalités des Puissances.